IX

 

COLLANT comme mec mais pas radin, faut reconnaître.

C’est un peu écœurant les gâteaux ici, ou alors c’est le chocolat chaud, mais ça me fait comme le jour du bateau-mouche. Je suis le seul mec au monde à avoir envie de dégueuler sur une rivière.

Pourtant c’est faible la Seine comme tangage, eh bien, j’étais quand même tout vert, à ce qu’on m’a dit.

« Et, à présent que nous avons pris notre goûter, nous allons rentrer bien sagement, n’est-ce pas ? » il fait un peu mielleux. Je me demande quel âge il peut avoir.

« Quel âge est-ce que vous avez ? »

Edmond ramasse la monnaie et glisse les pièces dans sa poche de gilet. Il se redresse un peu comme pour essayer d’avoir moins de bide, mais c’est vraiment pas possible.

« Je ne suis plus très jeune, jeune homme, plus très jeune. »

Merci du renseignement, ça, je m’en doutais.

Lauren me fait des yeux terribles comme si j’avais dit « merde » ou quelque chose de ce style.

« Je vais faire quelques pas avec vous.

– Ne vous dérangez pas, dit Lauren, vous êtes trop gentil. »

La voilà partie dans les mondanités. Alors là, on peut dire que c’est son éducation qui ressort, elle aurait bien besoin de faire un stage à La Garenne pour qu’elle voie ce que c’est que de s’exprimer avec naturel. Pas de tralalas avec Marcel Michon, pas de subtilités, quand il dit « Passe-moi la margarine », faut pas lui tendre le sel. Enfin, comme dirait le poète, notre amour escalade des barrières sociales, Bingo.

« Je suis désolé, dit Julius, mais ma voiture est au garage, une vieille Bentley, très démodée, mais spacieuse… Un collectionneur m’en a fait une offre intéressante. J’ai refusé. »

Il sourit et ajoute :

« Un reflet d’une vieille splendeur… »

Lauren le regarde tendrement. Ma parole, elle devient amoureuse de ce vieux mec… Il est temps de calter.

« Salut, m’sieur Santorin, et merci pour le tout. »

Julius se lève, s’incline, on dirait un vieil acteur d’un vieux théâtre, il reste comme de la poudre sur ses joues tremblotantes.

« Je vais rester encore un peu… J’ai été ravi de bavarder avec vous, d’évoquer des choses… »

Ma parole, il va pleurer… Je laisse Lauren finir les adieux et m’approche de la porte. Le loufiat secoue la tête.

« Sacré Julius », dit-il.

Il a une tête de vieux gangster dans les films de série B. Il veut dire quelque chose, c’est sûr, il ne demande que ça, une question et il va lancer son moulin à paroles.

« Qui c’est, Julius ? »

Le loufiat démarre comme prévu :

« M. Santorin est un ancien chef de gare à Villeneuve-Triage, il est à présent à la retraite, son plaisir consiste à ramasser des gens susceptibles de l’écouter, à leur offrir tout ce qu’ils désirent et à leur raconter des voyages imaginaires. »

Il s’arrête, a une grimace sarcastique et achève :

« Il faut ajouter que M. Santorin n’a jamais été marié et qu’il n’a jamais franchi les limites de la Seine-et-Marne. Hier, il racontait à un couple d’Anglais qu’il avait été propriétaire d’une mine de cuivre au nord de Canberra, en Australie, et qu’il avait mangé sa fortune au cours d’interminables pokers dans ces bateaux à aubes qui remontaient autrefois le Mississippi. M. Santorin a lu énormément. »

Je le regarde. Il embrasse Lauren qui rosit et vient vers moi.

Nous sortons.

« Merveilleux, dit-elle, vraiment merveilleux, ce vieux monsieur est merveilleux.

– Tu l’as dit trois fois. »

Je n’ai pas envie de lui dire la vérité… Plus tard, à l’occasion… Aujourd’hui, ça servirait à quoi ?

Elle en rêve encore…

« Quelle vie merveilleuse… Il a dû connaître le monde entier… »

Ça, c’est l’évidence même, Villeneuve-Triage en particulier.

Métro.

Elle n’arrête pas de parler d’Edmond-Julius. Elle en a oublié son talon, du coup, ce sont bien des psychiques, les Américaines.

J’aimerais bien recommencer la bise de tout à l’heure, mais il y a trop de monde partout… La mémé avec le chignon mousseux nous quitte pas d’un sale œil et si jamais j’avais le malheur de lui beurrer une biscotte, à ma nana, elle hurlerait au triple viol, à la décadence, à la dépravation des mœurs et j’en passe.

Saint-Lazare. Lauren descend avec moi.

Pas un endroit pour se planquer, pas un seul coin un peu poétique pour se retrouver et s’échanger des répliques tendres mais modérées comme des dialogues de la Paramount… Ce peut être fantastique un départ, dans Vacances à Venise, on voit le mec qui cavale avec sa fleur, et le train qui accélère et Katherine Hepburn qui se penche à la portière, et ça prend de la vitesse et elle ne l’aura jamais, sa rose, et il reste là avec son bras tendu et la musique derrière qui monte, monte… C’était grandiose et j’ai bien compris qu’ils ne se reverraient pas, tandis qu’ici, pas un seul coin qui ait un peu d’allure, rien qui sente la fatalité, mais je l’aime, moi, Lauren.

Je m’arrête dans le renfoncement des boîtes aux lettres et alors là, comme dans Vera Cruz quand Gary Cooper s’approche de la blonde et qu’elle met sa tête sur son épaule et qu’il fait vachement protecteur, je me sens immense tout d’un coup, et tous ces gens autour, ce sont des figurants, des silhouettes, tandis que nous deux, en plein dans les projecteurs, au centre de l’écran et du monde, cinémascope géant et Technicolor.

« Faut pas être triste, Lauren… On se quitte, mais faut pas être triste. »

Même ma voix est grave, je m’entends comme dans un haut-parleur.

Elle lève les yeux et c’est comme si la mère Garbo sortait de sa retraite.

« On peut se revoir dimanche, je dirai que Nathalie m’invite… »

Jeudi, vendredi, samedi. Trois jours sans elle, ce sera long.

« Tu peux ?

– Je peux. »

L’horloge au-dessus de nous en contre-plongée gros plan sur les aiguilles inexorables comme chez Hitchcock. Mon train démarre dans deux minutes. Ce soir, Cooper ne regagnera ni Tombstone ni Abilene, il rejoindra La Garenne, la banlieue du crépuscule.

Un bisou rapide, elle est partie, très vite.

Comme toutes les stars.

Bingo.

Trois jours.

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